Le tourisme comme planche de salut
Michel Sacco
Partout dans le monde, les aides à la navigation électroniques ont imposé leur logique et profondément bouleversé les méthodes de navigation. Le processus d’automatisation des phares s’est achevé au Québec en 1988, date à laquelle les gardiens ont définitivement quitté les deux dernières stations habitées, celles de l’île Rouge et du haut-fond Prince. Les stations de phare privées de leurs gardiens ont rapidement souffert de manque d’entretien et elles sont peu à peu devenues des charges financières que le gouvernement fédéral ne voulait plus assumer. La Garde côtière canadienne et son ministère Pêches et Océans Canada n’ayant pas de mandat de conservation du patrimoine, les budgets d’entretien sont principalement consacrés au fonctionnement et à l’entretien des aides à la navigation. Il ne reste donc que des fonds de tiroir, quand ils sont disponibles, pour l’entretien des bâtiments, fussent-ils des monuments historiques.
Dès la fin des années 1980, le sauvetage des phares a été l’affaire de corporations sans but lucratif et d’individus passionnés de patrimoine et d’histoire maritime. Il existe aujourd’hui au Québec dix-huit de ces corporations à vocation touristique et patrimoniale et ce sont elles qui ont assuré la survie des phares de l’île Verte, du Pot à l’Eau-de-Vie, de la Martre, de Pointe-à-la-Renommée, pardonnez-moi de ne pas toutes les citer ici. Sur la plupart des sites, ces corporations ont signé des baux de location avec Pêches et Océans Canada.
La Garde côtière canadienne a éteint les feux dont elle n’avait plus besoin et érigé sur plusieurs sites des tours métalliques à claire-voie, beaucoup plus simples à entretenir que des bâtiments en dur. Aujourd’hui, la totalité des phares du Saint-Laurent sont devenus des structures excédentaires dont Pêches et Océans souhaite se départir. Même la fameuse tourelle du haut-fond Prince à l’entrée du Saguenay fait partie de la liste. Le processus de cession des phares ne signifie pas pour autant que toutes les lumières vont s’éteindre sur nos côtes, et ce même si d’autres interruptions de services sont à venir. Pêches et Océans continuera d’assurer le fonctionnement et l’entretien des feux, mais va se départir des bâtiments et des structures qui les supportent ou les entourent. Une page d’histoire de la navigation vient définitivement de se tourner.
Pour Jean Cloutier, pilote du Saint-Laurent et administrateur bénévole de la corporation qui entretient le phare de l’île Verte, le choix est simple: «Soit les phares vont dépérir ou bien ils seront cédés à des organismes qui vont les entretenir et les garder accessibles au public.» Le gouvernement fédéral a fait un geste pour préserver le patrimoine maritime en votant en 2008 la Loi sur la protection des phares patrimoniaux. Parcs Canada a été chargé d’encadrer les modalités d’application de cette loi qui est entrée en vigueur en mai 2010 et qui permet à des particuliers, des municipalités ou des organisations sans but lucratif de déposer une pétition - signée par au moins 25 personnes- pour obtenir la désignation patrimoniale d’une station de phare. Les demandeurs devront s’engager à faire l’acquisition des bâtiments, d’en ouvrir l’accès au public, d’en préserver le caractère patrimonial et de soumettre un plan d’affaire viable de leurs futures opérations. Pêches et Océans conservera un droit d’accès sur les sites à des fins d’entretien des aides à la navigation. La Commission des lieux et monuments historiques du Canada jugera les dossiers au mérite. La date limite pour le dépôt des pétitions a été fixée au 29 mai 2015.
Cette désignation patrimoniale pourrait ouvrir la porte à un financement de Pêches et Océans pour la remise à niveau des installations après expertise des sites, bien qu’on ignore encore à ce jour les sommes que le Conseil du Trésor voudra bien accorder à ce programme. Pour le moment, l’enveloppe attribuée à la réfection des phares semble bien mince d’après les informations préliminaires que nous avons obtenues à Ottawa. En outre, l’obtention d’un statut patrimonial ne signifie pas que les phares seront traités comme des musées dotés d’aides financières récurrentes, loin de là. Une fois le transfert de propriété réalisé, les corporations sans but lucratif devront supporter la charge d’entretenir leurs installations par leurs propres moyens. Voilà certainement le point faible de cette nouvelle disposition législative qui va transférer la totale responsabilité des sites classés à des associations et des bénévoles qui n’ont pas fini de tirer le diable par la queue pour boucler le financement de leurs opérations.
Pour Jean Bédard de la Société Duvetnor, qui a restauré le phare du Pot à l’Eau-de-Vie, la question cruciale consiste aussi à savoir «combien parmi les soixante-quatre phares du Saint-Laurent seront désignés d’intérêt patrimonial?» Six ou sept tout au plus d’après lui; Jean Cloutier abonde dans le même sens. Donald Moffet de Pêches et Océans n’est pas de cet avis. «Trois phares – l’île Verte, le Pot à l’Eau-de-Vie, le Cap des Rosiers – ont déjà été classés monuments historiques dans une précédente démarche. Nous ne ferions pas tout ce travail pour protéger seulement trois ou quatre phares de plus sur le Saint-Laurent, ça n’en vaudrait pas la peine. Cette nouvelle loi sur la protection des phares patrimoniaux constitue une opportunité de préserver de nouveaux sites et qu’il est souhaitable qu’il y est un un assouplissement des critères de désignation» conclut M. Moffet.
Les phares qui se verront refuser une désignation patrimoniale pourront néanmoins être cédés aux organisations qui déposeront une demande à cet effet. Pêches et Océans pourra décider d’en transférer la propriété en accordant la priorité respectivement aux autres ministères fédéraux, à la province, aux MRC, aux municipalités, à des OSBL et en dernier lieu à des particuliers. Au bout du processus, les phares que personne n’aura voulu prendre en charge resteront la propriété de Pêches et Océans, mais ils courent le risque d’être condamnés à l’abandon, comme c’est déjà le cas pour plusieurs d’entre eux.
Faut-il s’inquiéter de voir des phares orphelins tomber en ruine d’ici quelques années? Quelques-uns d’entre eux ont certainement un avenir pour le moins incertain, mais le travail acharné des associations et des bénévoles a déjà permis de préserver les plus belles stations de phares du Saint-Laurent. Parcs Canada possède également quatre phares - Cap Gaspé, Cap de Bon-Désir, Île aux Perroquets, Petite Île au Marteau- dont elle assume l’entretien et la mise en valeur sur les territoires qu’elle administre. Pêches et Océans veut certes se départir de ses installations, mais on perçoit une volonté de les céder dans les meilleures mains possibles.
La situation n’est peut-être donc pas aussi alarmante que certains ont pu le penser, mais la loi sur la protection des phares patrimoniaux n’assurera pas pour autant la pérennité de tous les sites dignes d’intérêt, loin de là. La magnifique tour de l’île Rouge, construite en pierre d’Écosse en 1848, et le phare de l’île Biquette sont sur la liste des phares en danger. Ces deux phares sont situés sur des territoires où l’accès est restreint, voire interdit par les règlements du Service canadien de la faune. La reconversion touristique s’avère donc pour le moment inenvisageable. Le temps presse d’ailleurs pour la tourelle de l’île Rouge qui se dégrade rapidement et dont les fondations ont besoin d’être stabilisées.
Pour Jean Cloutier, l’avenir des phares passe inévitablement par la reconversion touristique. Il est aussi entre les mains de bénévoles qui n’hésitent pas à se transformer en mécènes pour restaurer des installations que la Garde côtière n’entretient plus. Peter Noreau, président de la Corporation des gestionnaires de phares de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent, a rénové à ses frais la station de Cap Saumon, aujourd’hui rutilante. Gilles Viens n’a pas hésité à débarquer en chaloupe sur les rivages de Charlevoix les bardeaux nécessaires à la réfection des toitures de la station du Cap de la Tête au Chien, lui aussi à ses frais. Des exemples qui témoignent avec éloquence de l’engagement des citoyens du Saint-Laurent pour la sauvegarde de leur patrimoine maritime et de leur attachement à ces édifices que Jean Cloutier se plaît à appeler « nos châteaux du Saint-Laurent, les diamants du fleuve qui montrent la voix aux navigateurs depuis le début de la colonie.»
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